lundi 17 avril 2017

Voici mon bonheur, mais je peux comprendre que ce ne soit pas le vôtre.

De  quoi est faite une journée au laboratoire ?

 Il y a beaucoup d'étudiants "intéressés par la gastronomie moléculaire". Mais que signifie "intéressés par la gastronomie moléculaire" ? Ai-je raison de clamer mon enthousiasme pour ma discipline, au risque d'attirer des jeunes qui seront peut-être déçu par le quotidien de la recherche scientifique ? Bien sûr, j'ai assez répété que l'activité scientifique est en réalité une activité de calcul (pour ne pas dire "mathématiques", mais il y a une parenté), mais est-ce assez ?

Pour choisir une carrière, un métier, une activité, il faut sans doute savoir en quoi elle consiste. En pratique. Bien sûr, il y a de grandes envolées, comme le jour où un musicien donne un concert, mais la "vraie vie", la vie quotidienne, ce n'est pas d'être en queue de pie devant un parterre choisi : c'est de faire des gammes, d'apprendre la théorie de la musique, de travailler les interprétations note à note, laborieusement, d'hybrider tout cela avec une vie personnelle, des transports en commun pour aller donner des cours, des auditions où l'on est refusé, des grippes, des impôts à payer...
Pour l'activité scientifique, c'est la même chose, et voila pourquoi j'ai cru utile  d'expliquer de quoi est faite une journée. Bien sûr, mes journées ne  sont sans doute pas les mêmes que celles d'autres collègues, mais je leur laisse le soin de décrire leurs journées, ce que je ne peux pas faire à leur place. Bien sûr, aussi, mes journées ne sont pas toutes identiques, de sorte qu'il n'est pas possible de faire un compte rendu détaillé, mais je fais ici une liste de quelques tâches récurrentes, aussi honnêtement que possible.

Pour ce qui me concerne, je me lève généralement vers 6 heures, et je suis prêt  (habillé, douché, rasé, dents brossées, peigné) à 6h15. En buvant un café, je passe 45 minutes, déjà, à répondre aux emails arrivés pendant la nuit : sur une centaine, il y en a environ 80 que je mets immédiatement à la poubelle, et les autres, auxquels il faut répondre. Je commence donc à le faire, mais je ne parviens qu'à entamer ce travail avant mon départ de chez moi, à 6 h 50, pour aller prendre un train de banlieue. J'arrive à Paris vers 7 h 15. Puis je marche à pied vers le laboratoire. Pendant ce temps, je dicte des podcasts, ou je soliloque, afin d'avoir des idées de science.
Quand j'arrive au laboratoire, entre 7 h 30 et 7 h 45, je suis seul, avec la personne qui fait le ménage. Je pose mon sac, et je commence par faire une sauvegardes de mes données, en synchronisant le disque dur resté au laboratoire avec l'ordinateur que j'ai sans cesse sur le dos, que j'ai utilisé chez moi, dans le train. Pendant ce temps, je me prépare un autre café, que je bois en répondant aux courriels. Il y en a tant que cela me tient concentré au moins jusqu'à 9h30 ou 10h00. Quand il y a des étudiants en stage, ils viennent me saluer, et j'ai un mot avec eux, mais assez bref, parce que c'est plus tard que nous nous retrouverons.
Il y a de l'administration : gérer des conventions de stage, c'est-à-dire remplir des formulaires toujours les mêmes, pour les porter à la signature ; ou bien encore organiser l'emploi du temps d'un comité de thèse ; ou encore téléphoner à une vieille tante malade pour m'assurer qu'elle va bien ; téléphoner pour commander de l'azote liquide, en vue d'un remplissage de l'appareil de RMN ; remplir l'appareil  ; faire une maquette d'un article à paraître dans les Notes Académiques de l'Académie d'agriculture de France ; remercier des rapporteurs qui ont envoyé leur rapport et le transmettre aux auteurs ; aller à une réunion à l'Académie d'agriculture de France ; remplir les formulaires pour une demande de financement nationale ; émettre des documents pour un congrès que j'organise ; commander des produits... Combien de temps cela prend-il ?
Voyons :
- gérer des conventions de stage : environ 30 minutes
- organiser l'emploi du temps d'un comité de thèse  : 30 minutes
- téléphoner à une vieille tante malade pour m'assurer qu'elle va bien : 15 minutes
- téléphoner pour commander de l'azote liquide, en vue d'un remplissage de l'appareil de RMN  : 5 minutes
-  remplir l'appareil   : 30 minutes
-  faire une maquette d'un article à paraître dans les Notes Académiques de l'Académie d'agriculture de France : deux heures
-  remercier des rapporteurs qui ont envoyé leur rapport et le transmettre aux auteurs : 10 minutes
-  remplir les formulaires pour une demande de financement nationale : 1 h 30
-  émettre des documents pour un congrès que j'organise : 30 minutes
-  commander des produits pour le laboratoire : 30 minutes
- aller à une réunion : deux heures
Et je passe d'autres tâches d'administration, en précisant toutefois que toutes les tâches listées ci-dessus ne sont pas quotidiennes, heureusement ! Par exemple, le remplissage de l'azote liquide ne se fait qu'une fois par semaine, tout comme le remplissage du récipient d'eau déminéralisée pour l'appareil de chromagraphie liquide et de spectrométrie de masse. Oui, je n'ai pas évoqué ce dernier précédemment, mais j'avais averti : je ne donne qu'une idée de la chose, et non pas une liste exhaustive de tout ce que je fais : un séminaire du laboratoire, la préparation des conférences, la préparation des cours, noter des copies d'étudiants, poser des questions à des doctorants, en vue de m'assurer qu'ils n'ont pas fait des choses au hasard ou qu'ils ont bien compris ce qu'ils faisaient, ranger le disque dur, préparer un dossier, contacter des amis industriels pour aider un ancien étudiant à trouver du travail, faire une lettre de recommandation, ranger le laboratoire, charger des logiciels, nettoyer le disque dur de l'ordinateur, préparer le séminaire, y aller et l'animer...

Et le travail scientifique, me dira-t-on ? C'est compter sans d'autres tâches, telles que : relire les épreuves d'un article à paraître dans une revue scientifique, ce qui est de la communication, plutôt que du travail scientifique proprement dit ; faire le compte rendu de la réunion de laboratoire, ce qui est encore de la communication ; mettre en ligne les podcasts que j'ai dictés, ce qui est toujours de la communication ; rédiger un module de cours, ce qui reste de la communication ; contribuer à la rédaction d'un projet scientifique, ce qui est toujours de la communication... Et j'oublie les interviews : des télévisions qui viennent au laboratoire, des rendez vous dans des studios de radio, des discussions avec des journalistes de la presse écrite.

Et le travail scientifique, alors ? Heureusement, dans la journée, il y a le "bonheur du matin", qui est ce moment avec les étudiants, où nous discutons de leurs expériences, de la meilleure façon d'obtenir des données expérimentales fiables, avec lesquelles nous pourrons faire quelque chose, avancer (sans parvenir à terminer le travail sans doute) l'étude d'une question.
Puis, dans la journée, il y aura bien un ou deux étudiants qui viendront me consulter, et une discussion que je détournerai vers un mélange d'enseignement et de science, transformant la réponse à une question particulière en un calcul général, base d'une théorie qui, très lentement, s'élaborera ensuite.
Vers midi, j'irai sans doute déjeuner, d'un sandwich, en lisant un texte scientifique, ou bien avec un collègue ou un correspondant industriel, par exemple. Et puis, aussi, il y a ces moments que je me réserve pour l'activité scientifique, avec un calcul que je fais, sans savoir s'il sera utile, un soliloque que je fais afin d'avoir une nouvelle idée
L'après midi sera comme le matin, jusque vers 18h30, quand je repartirai à pied jusqu'à la gare, afin d'arriver chez moi vers 19 h 30, heure à laquelle je ferai la cuisine pour mon épouse et moi. Dîner, toilette, au lit avec un livre scientifique... et croyez-moi, je n'ai pas de mal à m'endormir.

Le week-end ? Comme la semaine, mais  avec moins d'administration et sans les transports en commun. A l'exception d'une heure pour faire les courses de la semaine, je serai dans mon fauteuil à faire de l'administration (quand même un peu), de la communication, du travail.

Et j'oublie que une fois par semaine au minimum, il y a une conférence en province ou à l'étranger : c'est du levé 5 h 00, pour aller prendre un train ou un avion, avec un retour généralement après 21h00. Plus une fois tous les deux ou trois mois, il y a une mission à l'étranger, avec de l'avion, puis deux ou trois conférences par jour, plus des interviews.

Voilà. J'ai sans doute omis de rares déjeuners ou dîners avec des amis ou de la famille ; je n'ai pas évoqué un peu de jardinage, quelques minutes de musique, mais c'est vraiment très secondaire, et  je crois honnête de dire que tout s'enchaîne ainsi, dans l'étude, le travail... qui est un bonheur absolu. Je ne dis pas que tous mes collègues vivent ainsi, et, d'ailleurs, je ne sais pas comment ils vivent, mais voilà le modèle qui est le mien, le seul que je puisse proposer, donc, à de jeunes amis qui m'interrogent.
Est-ce cela, la vie qu'ils souhaitent ?

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