Histoire
de capillarité
Le
gastronome Jean Antelme Brillat-Savarin évoque avec éloquence (on se souvient qu'il était juriste) les
grenadins de veau, ces
pièces de veau si
tendres qu'on
peut les
manger à la cuillère.
A la cuillère ? La
viande serait-elle
suffisamment tendre, naturellement,
pour
que l'on
puisse ainsi la diviser
? Il est vrai que certaines viandes extraordinairement persillées
se défont facilement,
au point que certains cuisiniers les reconnaissent en les pressant
entre deux doigts : ces derniers s'enfoncent comme dans du beurre.
Ou bien est-ce le résultat d'une cuisson particulière ?
Quand
une viande est très
tendre, la cuisson doit absolument éviter de la durcir, de la
maltraiter. Comment faire ? Pour un tel cas, on se souvient que
la viande est faite de fibres musculaires, sortes de sacs allongés,
collés les uns aux autres. La cuisson coagule intérieur des
fibres, tel du blanc d'oeuf qui cuirait, de sorte que l'on comprend,
en conséquence, qu'il faut cuire très peu, à une température
assez basse pour assurer la coagulation sans évaporer l'eau qui fait
la jutosité ni former
trop de réseau protéique, qui, tel un œuf dur caoutchouteux,
« solidifierait » trop l'eau. Deux
cas se présentent : soit on met la viande dans un liquide
parfumé, et l'on chauffe pendant très peu de temps à très petits
frémissements, soit on chauffe
sur une poêle
très chaude, et l'on colore rapidement de chaque côté.
Pour
les viandes dures, l'analyse est différente. Ces viandes sont celles
dont le tissu collagénique est plus abondant, plus résistant. Dans
un tel cas, la viande est dure initialement, et la question est de
l'attendrir. La clé de la solution est la suivante : à partir
de 55°C le tissu collagénique se dissout dans le liquide qui
environne la viande. C'est là que la cuisson à basse température
s'impose : on met la viande dans un liquide, et l'on chauffe à
une température comprise entre 60 et 70° pendant très longtemps,
afin d'assurer la dissolution du tissu collagénique. L'intérieur
des fibres coagule délicatement, ce qui durcit la viande, mais le
tissu collagénique se dissout, ce qui permet aux fibres de se
séparer mollement.
Une
conséquence en est que si le liquide de cuisson a bon goût, il
peut entrer dans la viande par capillarité, ce phénomène physique
qui fait monter l'encre entre les poils des pinceaux.
Pourquoi
cette montée capillaire ? Parce que les molécules d'eau sont
composées d'atomes d'hydrogène et d'oxygène, et que, dans les
molécules d'eau, les atomes d'oxygène attirent plus les électrons
que les atomes d'hydrogène, ce qui crée l'apparition de charges
électriques sur les deux types d'atomes.
D'autre part, le collagène
qui gaine les fibres, et qui est présent à l'extérieur de ces
dernières, a également des atomes d'hydrogène et d'oxygène,
chargés électriquement, de sorte que, puisque des charges
électriques de signes opposés s'attirent, tels des aimant, les
molécules d'eau collent au tissu collagénique, et, de proche en
proche, remontent vers l'intérieur de la viande. De la sorte, à
l'issue d'une longue cuisson, la viande se gorge de liquide de
cuisson, tandis qu'elle s'attendrit.
A
cette description, on aura compris qu'il existe une véritable
possibilité de donner du goût à une viande : il faut cuire
dans un liquide qui a du goût. C'est pourquoi les professionnels ne
cuisent jamais dans l'eau, mais dans du vin, un fond corsé, etc. On
observera d'ailleurs que ce liquide , qui ne doit pas être trop
salé, peut-être réduit en fin cuisson : quand la viande est
tendre, on récupère le liquide, et on le fait bouillir sans
couvercle, afin que l'eau s'évapore. Certes, on perd nombre de
composés odorants (il faudra considérer dans un autre billet
comment on pourrait éviter ce gâchis) mais on concentre en espèces
solubles et non volatiles : acides aminés, sels minéraux, sucres…
De sorte que l'on obtient finalement un liquide qui a beaucoup de
goût, avec lequel on nappera la viande.
Finalement
les grenadins de Brillat-Savarin ne sont pas un doux rêve, mais une
réalité accessible à qui connaît les bases de la gastronomie
moléculaire.
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)