On m'interroge sur
la « cuisine moléculaire », qu'il s'agisse de cuisine au
sens de technique ou au sens de style. Dans le premier cas, l'anglais
a un mot, cooking, et dans le second, on utilisera cuisine,
comme en français.
De quoi s'agit-il ?
Dans les années
1980, mon vieil ami Nicholas Kurti était déjà actif pour ce qui
concerne la promotion de méthodes physiques en cuisine. Dans une
conférence donnée à la Royal Institution de Londres, il avait dit
(tout cela est écrit dans un article) que le transfert technologique
de la chimie à la cuisine était fait, mais pas celui de la physique
à la cuisine. Nicholas était spécialiste des très basses
températures, des techniques du vide, du froid, et, en conséquence,
il s'était demandé si l'on ne pouvait pas transférer ces
techniques en cuisine.
De mon côté, alors
que j'ignorais tout de ses propositions, j'avais fait une démarche
analogue, mais en ce qui concerne la chimie, parce que je m'étonnais
que la cuisine, qui avait les mêmes opérations que la cuisine, à
savoir broyer, chauffer, etc. , utilise des ustensiles périmés et
inefficaces, alors qu'il y avait dans les laboratoires de chimie de
quoi faire bien mieux. Dans un article de l'Actualité
chimique, j'avais considéré un catalogue de fourniture pour
laboratoire de chimie, et page après page, j'avais montré comment
utiliser ces appareils pourraient rénover la composante technique de
la cuisine: ampoules à décanter, évaporateurs rotatifs, sondes à
ultrasons, etc.
Je n'étais donc pas
d'accord avec Nicholas Kurti, et la proposition que je faisais
démontrait que non, le transfert de la chimie à la cuisine n'avait
pas été fait. D’ailleurs, la propos ultérieure de la cuisine
note à note a confirmé que ce transfert était loin d’être fait.
Bref, dans les années 1980, Nicholas et moi, alors que nous introduisions la gastronomie moléculaire, qui est une activité scientifique qui concerne les scientifiques, pas les cuisiniers, nous avions également proposé une rénovation technique de la cuisine.
Une telle rénovation passait alors par les ustensiles, principalement, et l'on voyait manifestement la possibilité pour les cuisiniers de cuisinier différemment, d'un point de vue technique. Notre activité a conduit des cuisiniers de plus en plus nombreux à utiliser des techniques modernes, et, en 1999, très précisément lors d'une réunion à l'Ecole supérieure de la cuisine française, de la chambre de Commerce de paris, au Centre Jean Ferrandi, alors que nous étions avec les partenaires du programme européen Innicon, lequel était centré sur les applications techniques de la gastronomie moléculaire, le cuisinier anglais Heston Blumenthal déclara à une télévision qu'il faisait de la gastronomie moléculaire... et j'intervins aussitôt en disant que non, qu'il n’était pas scientifique, qu'il ne faisait pas de gastronomie moléculaire. Dans l'urgence de l'interview, j'eus le sentiment qu'il fallait donner un nom pour cette activité des cuisiniers qui s'inspiraient de la gastronomie moléculaire, et j'eus l'idée, sans doute mauvaise, de proposer « cuisine moléculaire ».
Ultérieurement, j'ai compris que ce nom était mal choisi, parce que le public fait mal la différence entre la gastronome et la cuisine. Mais il était mal choisi aussi parce qu'il y avait trop de proximité entre « gastronomie moléculaire » et « cuisine moléculaire » : ce fut une possibilité de confusion.
Enfin ce nom était mal choisi du point de vue de la langue, car stricto sensu, l’expression est soit tautologique soit fausse. Les cuisiniers qui utilisent les nouvelles techniques n'ont pas d'action moléculaire au sens des chimistes, et c'est seulement l'usage de nouveaux outils qui était concerné.
D'ailleurs, il y eut bien quelques détracteurs idiots pour ironiser sur le fait que l'on irait bientôt proposer de la cuisine atomique, oubliant que « cuisine moléculaire » est une expression, qu'il ne faut pas prendre à la lettre.
Non, la cuisine moléculaire est une expression à prendre en totalité, et dont la définition est « cuisiner avec des ustensiles « modernes » ». Là encore, les guillemets autour de « moderne » signalent une difficulté : ce qui était moderne il y a trois siècle ne l'est évidemment plus aujourd'hui, et, d'ailleurs, l'histoire de la cuisine montre que l'on a utilisé plusieurs fois l'expression « cuisine moderne ».
Mais on ne refait pas l'histoire. La cuisine moléculaire, c'est donc cette forme de cuisine, proposée dans les années 1980, qui consiste à utiliser des ustensiles venus des laboratoires de chimie. Et si la révolution technique n'est pas terminé, elle a considérablement avancé. Au tout début, je me souviens que c'était un fait d'arme, pour les cuisiniers, que d'aller acheter un thermocirculateur dans les catalogues de matériels de chimistes, pour pratiquer la cuisson à basse température. Je me souviens avec émotion, et surtout avec joie, les essais des premiers cuisiniers avec les évaporateurs rotatifs. Pour d'autres ustensiles, je n'ai pas (encore) eu le même succès. Par exemple, je n'ai pas réussi à faire utiliser les sondes à ultrasons pour la confection des émulsions; je n'ai pas réussi à imposer les systèmes de filtration modernes pour la clarification des bouillons… Mais on a déjà beaucoup progressé, et je ne doute pas que l'on continuera.
Voilà pour la
cuisine moléculaire, au sens de molecular cooking, la
technique. Passons maintenant à la cuisine moléculaire, dite en
anglais molecular cuisine, expression qui désigne un style de
cuisine. Là, je dois avouer qu'il y a eu quelque chose d'imprévu :
je n'imaginais pas que le développement de la cuisine moléculaire
au sens de la technique conduirait à une style de cuisine
reconnaissable, parce que la technique permet de produire
différemment. Par exemple, les siphons font des mousses
reconnaissables ; par exemple l'emploi d'azote liquide permet de
faire des poudres d'huile ; par exemple, les cuisons basse
température font des viandes reconnaissables.
Bref l'introduction de nouvelles techniques a conduit des cuisiniers inventifs à produire des éléments de plats que l'on a progressivement retrouvé dans de nombreux restaurants du monde.
Dans la liste précédente, je n'ai pas évoqué les perles d'alginates et d'autres gels, ce qui me conduit à évoquer cet épisode étonnant de 1984. J'avais proposé à une association professionnelles de chefs français d'utiliser ces produits que l'industrie utilisait déjà parfois: agar-agar, xanthane caroube, alginates... Je me souviens très bien de ma déception quand on m'a répondu un « non » catégorique, en me disant que cela allait empoisonner les clients. En l'occurrence, pourquoi la gélatine aurait-elle été utilisé plutôt que ces gélifiants ? J'ai continué à proposer cet usage, et il s'est imposé, à cela près que je viens d'apprendre qu'une grande institution culinaire française venait d’interdire les siphons et l'agar-agar dans un concours qu'elle organise. Mais pourquoi, alors, n'interdirions nous pas les casseroles et les fourchettes ? Ou la gélatine et les œufs ? Il y a là une position réactionnaire, et je crois que nos jeunes cuisiniers méritent plus d'ouverture d'esprit de la part de leurs aînés un peu irresponsables
Mais voilà, il y a donc un style de cuisine, qui s'est introduit, tout comme s'était introduit la nouvelle cuisine dans les années, en 1970, un courant qui faisait suite à la cuisine bourgeoise, qui faisait suite à la cuisine classique, etc.
En français donc,
l'expression « cuisine moléculaire » recouvre deux
entités distinctes, alors qu'en anglais, pour ceux qui manient les
mots subtilement, il y a deux expression différentes pour deux
réalités différents.
Pourquoi toutes ces
explications ? Parce que l'on me les demande, mais aussi parce
que je ne cesse de voir, sur internet, des journalistes de langue
anglaise qui confondent tout : la gastronomie moléculaire et la
cuisine moléculaire, qu'il s'agisse de technique ou de style.
Évidemment le monde est le monde, et l'on serait Don Quichotte à
vouloir le changer, mais il n'est pas proposer des éclaircissements,
des explications, car il y aura bien quelques esprits attentifs et
intelligents qui prendront l’information au vol et la feront peut
être rayonner.
De toute façon
aujourd'hui, ces histoires de cuisine moléculaire sont très
largement dépassées par la cuisine note à note. J'ajoute
immédiatement que, cette fois, il y a le risque que des individus un
peu hâtifs et imprécis ne disent que la gastronomie moléculaire
est dépassée. Elle ne l'est pas, car c'est une activité
scientifique qui de développe dans le monde entier, avec la création
périodique de nouveaux laboratoires.
Non, ce qui est
dépassé, c'est la cuisine moléculaire : la rénovation
technique est proposée depuis longtemps, elle est en partie faite,
et il est largement temps de passer à autre chose, à savoir la
cuisine note à note.
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