A propos du statut des lois générales
Les précisions
culinaires ont cela de particulier qu'elles sont très générales : ce
sont des indications sans beaucoup de nuances, qui sont censées
s'appliquer très généralement. C'est téméraire, car les lois générales
ne souffrent pas d'exception. Si l'on me dit que l'ajout de sel dans des
blancs d'oeufs battus en neige les rend plus fermes, ou les fait mieux
tenir, on comprend que l'idée soit fautive a priori : imaginons qu'on
mette un kilogramme de sel pour un blanc d'oeuf, et il y aura des
problèmes, et la précision culinaire sera réfutée.
Pourrait-on
alors "interpréter" les précisions culinaires qui nous sont données ?
Pourquoi pas, mais l'éventail des pratiques est immense, et rend cette
interprétation difficile ; à ce compte, tout ou presque serait considéré
comme juste. D'ailleurs, il y a dans les précisions culinaires une...
imprécision qui les condamne. Considérons, par exemple, cette idée selon
laquelle la moindre trace de blanc d'oeuf dans une mayonnaise
l'empêcherait de monter. La moindre trace ? Quand on clarifie les oeufs,
il reste toujours un peu de blanc autour du jaune, de sorte que la
précision culinaire est condamnée d'avance... sans compter que l'idée
n'est pas vraie.
Mais il y a plus, à savoir qu'il suffit d'un
contre exemple particulier pour réfuter une loi générale. Par exemple,
en maethématiques, si l'on dit que les nombres premiers (divisibles
seulement par 1 et par eux-mêmes) sont en nombre fini, il suffit de
construire un nombre premier plus grand que le plus grand pour réfuter
l'idée. Dans certains cas, quand les précisions culinaires sont
manifestement fausses, on se limitera donc à un seul contre-exemple.
Notamment il a suffit d'une expérience pour réfuter la précision
culinaire (dite publiquement par une inspectrice de l'Education
nationale lors d'une de mes conférences au Collège de France) selon
laquelle les règles féminines auraient fait tourner les mayonnaises.
D'ailleurs, mêmes fausse, elle est intéressante, car elle dit quelque
chose des mentalités humaines.
Non, ce qui est plus intéressant,
c'est quand les précisions culinaires mettent sur la voie d'un savoir
réel qui est insuffisamment caractérisé. Par exemple, à propos d'ail
bleu : de nombreux cuisiniers ont déjà vu des gousses d'ail bleuir ou
verdir, et ils ont énoncé des précisions culinaires pour obtenir le
bleuissement. Quand j'ai testé l'introduction d'ail dans du riz chauffé
avec un peu de vinaigre, ou l'immersion de gousses dans du vinaigre
froid ou chaud, ou l'aspersion de gousses d'ail par de l'eau tiède
(tiède :bien imprécis), ou encore la cuisson d'un poulet farci de
gousses d'ail, ou encore la cuisson de tomates séchées sur lesquelles on
déposait de l'ail, je n'ai pas obtenu le bleuissement prévu, alors que
j'ai bien observé le changement de couleur dans des circonstances
inopinées. Manifestement, il y a des paramètres insuffisamment connus :
une acidité particulière ? des sels métalliques ? une absence d'oxygène
? une question de variété ? d'âge des gousses ?
On voit qu'il y a
lieu de continuer à explorer les précisions culinaires, ce qui est une
partie de l'objet de la discipline scientifique nommée "gastronomie
moléculaire" (à ne pas confondre avec la "cuisine moléculaire", qui est
cette forme de cuisine techniquement rénovée que font les cuisiniers
modernes).
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