Il y
a « manger », et « bien manger ».
Jean-Anthelme Brillat-Savarin (j'ai scrupule à le citer :
n'importe quel gourmand le connaît) disait que l'animal se repaît,
l'homme mange, et seul l'homme d'esprit sait manger, mais je n'aime
guère la citation, qui oublie la femme et qui distingue des hommes
et des hommes d'esprit. Nous sommes tous d'esprit, puisque nous
sommes humains, et je propose de donner à chacun la possibilité de
ne pas tomber dans une catégorie trop définitive. D'ailleurs, les
prétendus (ou soi disant) hommes d'esprit en manquent parfois
gravement, et, d'autre part, je crois que c'est une grave erreur que
de sous-estimer nos semblables.
Bref,
je préfère penser qu'il y a manger, d'une part, et bien manger. Ce
n'est pas une question de classe, mais une question d'attention, et
d'analyse.
Manger,
on sait ce que c'est : absorber des aliments. Bien manger, c'est
quoi ?
C'est
manger de la géographie : que l'on se remémore la querelle du
cassoulet de Toulouse ou de Castelnaudary, par exemple ; que
l'on examine la consommation des grenouilles, d'un côté ou de
l'autre de la Manche ; que l'on se souvienne de la France
partagée en pays d'Oc et pays d’Oïl... Ce qui nous conduit,
puisque nous parlons de temps anciens, à considérer le fait que
nous mangeons de l'histoire. Un cas important est l'association du
jambon cru avec le melon, qui est une réminiscence de ce temps où
les humeurs étaient la garantie de la santé, où il fallait
combattre le « chaud » avec le « froid », le
« sec » avec l' « humide ». Ce n'est qu'un
exemple, mais, en réalité, la quasi totalité de nos mets sont
historiques ! La choucroute ? Si on la mange en Alsace,
c'est parce que c'est en Alsace qu'elle a évolué, notamment avec un
climat qui permettait à la fois la culture du chou et la production
de choucroute. Ce serait bien trop long d'enchaîner les exemples,
mais il suffit de penser que si nous mangeons un plat particulier,
alors que d'autres (les Allemands, les Anglais, les Belges, les
Chinois, les Indiens...) ne le mangent pas, c'est que ce plat a été
sélectionné dans l'histoire. En réalité, nos aliments ne sont
légitimés que par leur consommation ancienne.
Nous
mangeons aussi de la socialité, de la religion, de l'art... Bref,
nous mangeons de la culture, parce que nous sommes humains... mais je
propose de penser, quand même, que cette culture n'est pas une sorte
d'étincelle divine, et que, au contraire, elle est un « habillage
de la bête ». Le chocolat ? C'est du gras pour moitié,
et du sucre pour la seconde partie. Or il nous faut du gras pour
construire les membranes de nos cellules, et du sucre pour l'énergie.
La viande ? Ce sont des protéines, c'est-à-dire des atomes
d'azote pour la construction de nos propres protéines. Les
féculents, si universels (riz, blé, maïs...) ? Ce sont des
polysaccharides qui vont lentement libérer ce glucose qui est le
carburant de notre organisme.
Bref,
nous mangeons de la physiologie, de la biologie, et, mieux encore, de
la biologie de l'évolution. La culture me semble n'être qu'une
façon de ne pas nous résoudre à être des bêtes, qui mangent, se
reproduisent, échappent aux prédateurs et trouvent des proies ;
une façon de ne pas admettre que nous sommes des sortes de machines
qui ont besoin d'énergie pour se perpétuer...
Autrement
dit, bien manger, ce serait à la fois faire marcher la machine et
lui donner le sentiment qu'elle échappe à sa condition de machine.
Mais la machine a inventé une foules d'artifices (au sens littéral
du terme) pour se donner le sentiment de ne pas être machine...
jusqu'à l'idée de dieu, avec lequel elle entretiendrait des
relations privilégiées. Nous y revenons : bien manger, c'est
manger de la religion, laquelle met des limites dont l'arbitraire est
souvent merveilleux.
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