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dimanche 24 mai 2015

"Je ne sais pas inventer..."

La question de la créativité ou de l'innovation est lancinante, mais je m'en suis largement expliqué dans mon livre Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique (culinaires) : quelles relations ? (Quae/Belin)  : ce livre est un manuel pratique d'innovation, en ceci qu'il introduit une méthode quasi automatique pour y parvenir.
Plus généralement, les "méthodes" sont des méthodes qui nous portent : il nous suffit de les mettre en oeuvre. Et voilà pourquoi, pour les étudiants, je propose que les parties "Informations" des cours soient sans intérêt, alors que les notions, concepts, méthodes sont les outils qu'ils doivent apprendre à utiliser. 

En science, aussi, cette question de la "créativité" est sans cesse discutée, et de très nombreux collègues ont souvent évoqué devant moi la difficulté d'avoir des questions de recherche, à moi qui, hélas, en déborde, au point que je propose de penser que le principal problème  n'est pas de trouver une question de recherche, mais plutôt de savoir sélectionner (voir des billets précédents, notamment à propos de bonnes pratiques en sciences de la nature, et tout particulièrement à propos de la première étape du travail) quelle question de recherche a un potentiel suffisant pour conduire à la découverte.

Et en cuisine ? Il y a un étrange paradoxe, à savoir que les cuisiniers suivent les recettes... alors que ces dernières sont bien impossibles à suivre, comme je l'avais largement montré dans mon livre Révélations gastronomiques (Belin) : les quantités font tout, mais impossible de décrire la quantité de cannelle, tant cette dernière est "concentrée" ; impossible de décrire même la quantité de farine, puisque ces dernières absorbent l'eau très différemment selon leur teneur exacte en "gluten", par exemple ; impossible de prescrire un goût, quand une asperge de début de saison ne ressemble pas à une asperge de fin de saison, quand la qualité des produits est si essentielle et si variable. De cette variabilité résulte souvent l'échec des recettes. 



Pour en revenir à la créativité, je propose aujourd'hui de partir d'une déclaration qui m'a été "offerte" par quelqu'un que j'invitais à participer au Septième Concours international de cuisine note à note :

"En cuisine je ne sais pas inventer. J'ai besoin d'avoir une recette toute faite que je suis à la lettre. Je ne m'y connais pas assez pour me permettre d'inventer."

Merveilleuse déclaration, qui me conduit aussitôt à inviter tous mes amis à lire ou à relire l'extraordinaire Thééthète de Platon (je n'en dis pas plus : ce qui ont lu le dialogue savent ce qu'il y a dedans, en substance, et les autres auront le plaisir de le découvrir). 

Repartons de l'observation : "En cuisine, je ne sais pas inventer". J'ai bien peur que cette déclaration ressemble à l'observation que je me faisais alors que je finissais mes études de chimie physique, et que je me disais : "Nos prédécesseurs ont découvert la relativité générale, la mécanique quantique... Que nous reste-t-il à faire ?
Dans un billet précédent, j'ai bien expliqué que chaque déclaration théorique peut être réfutée, de sorte que la science n'aura jamais de fin, et que les questions scientifiques fourmillent, de sorte que mon sentiment de fin d'études était tout à fait déplacé, et faisait surtout état de mon insuffisance épistémologique (mais, aussi, de celle de mes enseignants, puisque nous étions quasiment toute la promotion à partager mon sentiment).
Oui, si, étudiant, nous avons le sentiment de ne pas savoir "inventer", c'est bien que nos études ne nous ont pas donné le sentiment que, au contraire, nous avons tout en main pour le faire. Et voilà aussi pourquoi les TPE et le TIPE sont d'essentiels outils pédagogiques, qui doivent contribuer à éviter aux étudiants d'avoir ce sentiment. 

Bref,  en cuisine, comment inventer ? La question est vaste, et je propose de ne pas traiter la question de deux façons : 

- d'abord, en partant d'un lot d'ingrédients classiques

- ensuite, en partant des composés donnés aux concurrants du Concours de cuisine note à note. 



A partir d'ingrédients classique, nous pourrions nous donner de la viande de boeuf et des carottes. Qu'en faire ? De la viande de boeuf peut être divisée et servie crue (pas besoin de connaissances particulières pour savoir que les tartares existent) ou être cuite entière ou divisée. Cuite ? Elle peut être  bouillie, pochée, sautée, braisée, rôtie...
Tout dépend en réalité de quelle viande il s'agit : tendre (à griller, donc) ou dure (à braiser) ?
Pour les carottes, même question, mêmes réponses. Puis se pose la question de savoir si nous voulons cuire ensemble carottes et viande, ou si nous préférons les cuire séparément et les réunir ensuite. Les deux options sont possibles, mais on comprend que la cuisson simultanée est plus "paresseuse", ou "économe", selon le point de vue. Reste la question de savoir quels autres ingrédients ajouter... si nous en avons l'envie. Du  sel, poivre, bouquet garni ? Cela est presque un catéchisme, mais, au fond, pourquoi ?

Je propose plutôt de penser que tout est possible et que seul notre goût compte ! Le sel est effectivement utile, sensoriellement, parce qu'il interagit avec les autres récepteurs de la saveur, rehausse les sucrés (dans la carotte, il y a les trois sucres glucose, fructose, saccharose) et affaiblit les éventuelles amertumes, mais aussi parce qu'il conduit au relargage plus intense des composés odorants, de sorte que les plats prennent du "goût".
Le poivre ? Il a sa raison d'être, notamment parce qu'il stimule les récepteurs trigéminaux (les piquants, les frais), et le cuisinier alsacien dit bien que, pour un plat, il faut une partie de violence, trois parties de force, neuf parties de douceur.
Le poivre apporte de la violence, et l'on devra sans doute recourir à un brunissement des viandes ou des carottes pour faire de la force, si l'on n'ajoute pas d'autres ingrédients.
Mais au fait, pourquoi ne pas ajouter, ail, oignons, échalotes, poireaux, etc.? Aucune loi ne nous l'interdit.
D'ailleurs, aucune loi n'interdit d'ajouter du sucre dans le plat qui semble condamné à être salé... alors que nous pourrions faire un dessert. Oui, un dessert avec de la viande...

Pour "inventer", pour être créatif, on voit donc une règle : ne jamais supporter les règles, et les utiliser, même, pour les prendre à rebours. 

Dépassons le cas particulier de la viande de boeuf et des carottes. Plus généralement, soit des ingrédients I1, I2... In ; qu'en faire ? Chaque ingrédient peut être divisé et transformé individuellement. Ce qui conduirait à des Ii,1, Ii,2... Ii,k, et donc à des assemblages de la forme I1,α, I2,β... In,ξ.
Les transformations ? Nous les avons évoquées. Les ingrédients ? Soit nous regardons ce que nous avons dans le réfrigérateur et le garde manger, soit nous allons au marché, et nous établissons une liste.  Ce n'est pas le choix qui manque, bien au contraire : c'est l'abondance, l'excès de choix. Il nous faut un critère pour choisir, et tout critère convient, entre le lancer de dé, ou l'analyse physiologique, ou l'analyse de modes...



Passons maintenant aux ingrédients de la cuisine note à note, en restant sur les ingrédients dont disposaient les concurrents du Troisième Concours international de cuisine note à note.
Il y avait des protéines, des polyphénols, de l'octénol. Les protéines ? Elles coagulent quand elles sont chauffées en présence d'eau, mais on sait que  leur pyrolyse conduit à des goûts puissants. Les polyphénols ? Ajoutés à de l'eau, on dirait un début de sauce au vin. L'octénol ? Un puissant goût de sous-bois, de champignons.
Je ne sais pas pourquoi, mais cela me fait penser à de la viande avec une sauce au vin et des champignons.
Par exemple, grillons quelques protéines pour  leur donner un goût de viande grillée. Puis ajoutons ces protéines pyrolysées à des protéines non transformées et à de l'eau, à  raison de 50  pour cent de chaque ingrédient, histoire de faire comme dans les viande. Faisons une galette épaisse que nous salons, poivrons, et cuisons pour faire coaguler.
Nous obtenons une  galette qui a la consistance d'une viande. Divisons en cubes, puis mettons ces cubes dans une "sauce" faite d'eau, de polyphénols, d'un peu d'octénol, de glucose et de saccharose (puisque les végétaux apportent toujours ces sucres), ajoutons des protéines dans la sauce, comme nous le ferions avec du jaune d'oeuf ou avec la gélatine d'un pied de veau, et cuisons en touillant, afin que la coagulation des protéines dissoutes épaissise la sauce. Ca y est, nous avons un plat. 



La morale de toute cette affaire ? C'est que n'importe qui peut arriver à cette proposition -et à mille autres- avec des connaissances élémentaires, à savoir que les protéines peuvent coaguler, que les végétaux apportent  des saccharides, disons des sucres, que les viandes sont faites d'autant de protéines que d'eau. Rien de difficile. 

Oui, ce qui manque, c'est donc  la méthode, et je propose que  cette méthode soit le "soliloque"... mais c'est là un point que je devrai évoquer plus tard, dans un autre billet. 







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

dimanche 5 mai 2013

Vive la technologie et les techniques !


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Vive la technologie et les techniques : 

 
Il y a des moments remarquables, que je souhaite à tous ceux qui sont engagés dans la technologie et la techniques, notamment ceux où l'utilisation d'une idée théorique conduit à une prévision... validée par l'expérience ! Je n'en ai pas fait état ailleurs, parce que le moi est haïssable, mais la volonté d'expliquer pourquoi la technologie et les techniques sont merveilleuses (quand elles sont bien faites) me pousse à raconter la genèse du « chocolat chantilly ».
L'histoire est la suivante : en 1992, j'avais imaginé de reproduire une sauce mayonnaise, en remplaçant l'huile par du chocolat fondu. L'idée est « évidente », puisque le chocolat est fait de matière grasse et de sucre : quand on le fond, il « fait huile ».
J'avais fait une erreur, non pas dans l'expérience, qui consiste simplement à émulsionner du chocolat fondu dans de l'eau (ou tout autre liquide fait majoritairement d'eau : jus d'orange, café, thé...), mais dans la dénomination : à l'époque, j'avais nommé cela une « mayonnaise au chocolat », ce qui n'était pas juste, puisqu'une mayonnaise au chocolat aurait été une mayonnaise (jaune d'oeuf, vinaigre, huile), à laquelle on aurait ajouté du chocolat. D'ailleurs, un peu plus tard, je me suis également trompé quand j'ai nommé cela une « mayonnaise de chocolat » : c'est une faute courante que de vouloir se raccrocher à de l'ancien. Il vaut bien mieux nommer cela autrement, d'où le nom de xxx.
Quelque temps après, analysant la crème chantilly, j'ai observé qu'on l'obtenait à partir d'eau, de matière grasse laitière et d'air : du coup, l'idée était évidente, de remplacer la matière grasse laitière par du chocolat. Dans une casserole, on met 200 grammes d'eau, 225 grammes de chocolat à croquer, on chauffe pour obtenir l'émulsion, puis on fouette en refroidissant.
Cela ferait-il comme une crème Chantilly ? L'un des plus grands pâtissiers français paria contre moi une caisse de champagne que cela ne fonctionnerait pas : il a eu depuis la mémoire qui a flanché, mais je me souviens parfaitement que le pari a eu lieu alors que j'étais rue de Rennes, avec à la main l'ancêtre d'un téléphone portable que l'on nommait un bibop.

Bref, piqué au vif, le lendemain matin, vers 6 heures, j'ai pris une casserole, d'eau, du chocolat (comme quoi il faut toujours avoir du chocolat avec soi)... et le chocolat Chantilly apparut du premier coup !

Passons sur les questions d'égo : le mot « je » a été utilisé beaucoup trop de fois, dans les lignes qui précèdent. Ce que nous pouvons observer, surtout, c'est qu'un raisonnement théorique sain conduit à une action matérielle quasi infaillible ! Mieux encore : si l'expérience avait raté, un esprit bien fait aurait eu la joie de voir la théorie réfutée, et il aurait pu, par du travail, s'attacher à améliorer la théorie : dans les deux cas, on est gagnant, n'est-ce pas ?

Et voilà pourquoi Diderot (Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé De l’Homme, 1774, in Oeuvres complètes, t2, p. 349, Garnier, Paris, 1875) disait : « La méditation est si douce et l’expérience si fatigante que je ne suis point étonné que celui qui pense soit rarement celui qui expérimente ». 




Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)