Dans ces pages, nous avons déjà considéré la question des bons étudiants, souvent pénalisés par les moins bons (on voit que je vieillis : je deviens politiquement correct). Voir par exemple http://hervethis.blogspot.fr/2014/10/promouvoir-les-meilleurs-etudiants-nest.html. Aujourd'hui, j'ai le plaisir de faire état d'un article remarquable de mon ami Philippe Boulanger dans la revue Science & Pseudo-sciences. Cet article s'intitule "Didactique ?".
Didactique ? Selon le Trésor de la langue française informatisé, le mot signifie "qui vise à instruire", mais il y a un substantif qui signifie "art d'enseigner, d'exposer méthodiquement et systématiquement les principes et les lois d'une science, ou les règles et préceptes d'un art".
Muni de ce viatique, lisons Philippe Boulanger :
" J’ai participé à une des ces commissions paragouvernementales où les participants, politiques ou fonctionnaires pour la plupart (« ou » non exclusif) argumentent pour délivrer un rapport sur un sujet de société. [...] J’ai osé prôner un enseignement de certaines disciplines scientifiques plus riche et plus exigeant afin de solliciter et aiguillonner les meilleurs. J’ai été aussitôt un objet d’opprobre de la part de petits marquis, dont on ne sait quelles circonstances improbables les ont propulsé au statut de penseurs, et je fus accusé de vouloir « faire du didactique ». Le terme est aujourd’hui, une insulte."
Oui, une certaine pensée pour laquelle tout se vaut ne supporte pas qu'il y ait un "maître", et des "élèves". Certes, je suis de ceux qui veulent apprendre sans maître, mais on se souvient d'un billet précédent où je faisais l'éloge du livre de Nicolas Piskounov (http://hervethis.blogspot.fr/2015/04/un-livre-remarquable.html), et c'est un fait que certains manuels de science sont meilleurs que d'autres. C'est un fait que certaines expositions des théories sont plus simples que d'autres. C'est un fait que certains professeurs sont plus captivants.
On n'oubliera pas, à ce sujet, de rappeler que Michael Faraday remplissait l'amphithéâtre de la Royal Institution pendant une semaine, avant Noël, en se concentrant sur les phénomènes qui ont lieu lors de la combustion d'une bougie : il savait, très élégamment, partir d'observations simples, anodines, pour conduire ses auditeurs à la pointe du savoir de l'époque, au point qu'il en fit une Histoire d'une chandelle, un livre qui enchanta quelques générations d'enfants. Vers la même époque, François Arago faisait courir tout Paris à ses conférences expérimentales. Et, en France encore, on sait que le Palais de la Découverte a suscité de nombreuses vocations scientifiques (et continue de le faire, raison pour laquelle il faut soutenir son action de muséologie expérimentale !).
Bref, c'est un fait qu'il existe des manières d'enseigner meilleures que d'autres, fussent-elles de laisser l'élève se faire son savoir, sans maître de chair et d'os, mais en lui donnant de bons livres... qui auront été faits par de bons... professeurs. Revenons à Philippe Boulanger :
"« On » m’a expliqué, avec un petit sourire sans indulgence, qu’il ne s’agissait pas de « se gaver de connaissances », mais de se les approprier par une démarche personnelle et innovante, garantie, je crois comprendre, par l’ignorance.L’innovation actuelle, du moins en mathématiques, a été de vider progressivement les programmes. J’ai dernièrement comparé les livres de mathématiques de la classe de troisième (Lebossé et Hémery) aux livres actuels. Si la qualité de la présentation des nouveaux livres est notable, la diminution du contenu est flagrante."
Ici, il y a plusieurs choses. La question du "gavage de connaissances" doit être discutée, tout d'abord, à la lumière de mon expérience personnelle, de maître de stage d'étudiants.
Ainsi, je ne cesse de m'étonner, quand je discute avec nos jeunes amis, que nombre de ceux qui suivent des études universitaires de chimie ou de biochimie ne sachent pas de la physique élémentaire, telle l'expression de la poussée d'Archimède ou l'expression du potentiel chimique. Interrogés sur leurs lacunes, ils me répondent qu'ils ont appris ces notions, mais qu'ils les ont oubliées. Et il y a cette idée selon laquelle il n'est pas nécessaire de s'encombrer l'esprit avec ce que l'on peut retrouver en un clic sur Internet.
Je suis de ceux qui, dans leur enseignement, font bien la différence entre :
(1) les informations (que l'on trouve effectivement sur Internet, et qu'il n'est donc pas nécessaire de retenir) ;
(2) les notions et concepts, qu'il faut connaître, comprendre et retenir, mais, surtout, savoir mettre en oeuvre ;
(3) les méthodes, qui sont essentielles, centrales, des trésors que nous devons collectionner, parce que, plus encore que les notions et concepts, elles nous portent, nous donnent l' "intelligence" (mot employé à dessein) du monde ;
(4) les anecdotes, qui sont de la chair autour de l'os, qui donnent aux matières intellectuelles ce "moelleux" qui leur manque souvent ; les anecdotes sont aussi ces sourires de la pensée qui font la vie encore plus belle, ces respirations qui nous permettent d'avancer confortablement ;
(5) les valeurs, sur lesquelles tout le reste s'édifie, et qui, je crois, méritent d'être explicitées et discutées.
Tout cela étant dit, il faut aussi considérer qu'il existe une différence entre des "connaissances" et des "compétences". Dans la "vraie vie", la vie du laboratoire, par exemple, il FAUT être capable de faire une règle de trois sans se tromper, il FAUT savoir que la poussée d'Archimède existe (on voit que je prends un exemple simplissime, et que, en conséquence, je ne peux pas être considéré comme très élitiste), il FAUT savoir calculer le pH d'une solution d'un acide faible dans de l'eau, il FAUT... Il faut savoir mettre en oeuvre des connaissances que l'on a apprises... sans les avoir oubliées.
Tout cela ne s'obtient pas en claquant des doigts, mais à force d'entraînement. Certains diront que comparaison n'est pas raison, que l'esprit et le physique ne sont pas comparables, mais je maintiens que celui qui se lance dans une longue course à pied sans entraînement ne vas pas au bout. Celui qui ne s'est pas entraîné à soulever des poids ne les soulève pas. Celui qui n'a pas répété jusqu'à le savoir intimement que S = ln Ω ne sait pas le mettre en oeuvre le moment venu.
Bref, le mot "gavage" est compliqué, et je le déteste, parce qu'il jette un voile péjoratif sur la belle idée d'apprendre. D'ailleurs, on retrouve ici ma distinction entre "enseigner" et "apprendre". En réalité, je me moque de l'enseignement, et seul compte, pour l'étudiant, le fait d'apprendre ! Comme dit ailleurs, je propose que les diplômes soient toujours attribués à ceux qui ont fait l'effort d'avoir les compétences bien décrites dans une sorte de contrat explicite. Peu importe la manière dont l'étudiant obtient ces compétences ; seul compte le fait qu'il les ait.
Reste la question de la différence (réelle) entre le contenu de l'enseignement d'avant et l'enseignement d'aujourd'hui. J'aurais tendance à être d'accord avec Philippe Boulanger, mais avec un peu d'hésitation : dans la mesure où le contenu des matières a changé, où de la technologie s'est introduite, par exemple, on pourrait imaginer que les élèves de Troisième sachent autre chose que ce qui était enseigné naguère. Par exemple, les élèves qui ont connu la "réforme des mathématiques modernes", avec la théorie des ensembles, ont appris moins de géométrie, certes, mais ils ont finalement su autre chose : de la théorie des ensembles. Bref, il faut y voir de plus près.
Le dernier paragraphe de Philippe Boulanger mérite également notre plus grande attention :
"Je me demande, attitude peu à la mode, si la volonté de ne pas faire de sélection ou de supprimer les notes dans l’enseignement pour ne pas disqualifier les moins favorisés, aboutit au but visé. Si l’enseignement public est bon et riche en contenu, les statuts individuels ont moins d’effets sur l’avenir des enfants. En revanche, si l’enseignement général est insuffisant ou ne sollicite pas assez les élèves, les attitudes individuelles ont plus de poids. Au contraire des enfants défavorisés par l’environnement et la fortune, les enfants qui vivent dans des familles aisés, ou celles où la culture à de l’importance, seront aiguillonnés et réussiront à acquérir dans l’ambiance familiale les connaissances nécessaires à leur épanouissement."
Là, on retrouve cette idée que j'évoquais en tout début de texte, à propos de sélection dans l'université. Je vais essayer, comme souvent, de ne pas être politiquement incorrect, en collant à idées consensuelles. On sait que :
- il est louable de souhaiter que le plus grand nombre de citoyens aient une qualification aussi avancée que possible, car le secteur tertiaire s'est considérablement développé,
- il est louable de souhaiter que le plus grand nombre de citoyens aient une qualification avancée, car cela leur évite d'être de la "chair à canon"
- le citoyen a un droit à l'éducation, puisqu'il le paye par ses impôts ; de sorte que l'université doit être ouverte à tous. On voit que je vais ici encore plus loin que nombre de mes amis que je dirais "progressistes", et je renvoie à un billet précédent que j'avais consacré à Pierre Duhem, homme remarquable bien que très raide, dont les leçons universitaires s'apparentaient à celles d'un François Arago ou d'un Michael Faraday, en cela qu'elles faisaient accourir les citoyens à l'université... pour de la vulgarisation.
Mais après des décennies de mauvaise foi, où j'ai voulu ne pas voir de différence entre la vulgarisation et l'enseignement scientifique, je m'aperçois que le maniement des outils formels fait la différence. Dans un cas, il y a de la connaissance, et, dans l'autre, de la compétence. La compétence, elle, est "sanctionnée" (comme on dit) par un diplôme, lequel -et c'est là une idée à laquelle je tiens- ne doit pas être vidé de son sens, quand il est international, sans quoi nous vivons dans le rêve, la lubie. Je propose que nos universités comparent leurs diplômes à ceux des autres pays : d'Europe, mais aussi de Russie, des Etats-Unis, de Chine...
La sélection, donc ? La sanction des diplômes s'impose, et l'on doit tout faire pour que seuls les étudiants capables les obtiennent. Changer les méthodes d'enseignement, par exemple : j'ai déjà largement discuté la possibilité d'éviter le gavage, par l'emploi de méthodes pédagogiques modernes, et, dans quelques enseignements que je fais, je multiplie les tests (projets, forum, travaux de groupe à responsabilité individuelle, projet pratique, lecture d'article scientifique...) afin de voir quelles méthodes sont plus efficaces que d'autres.
Toutefois, c'est un fait que certains étudiants sont plus que d'autres, sur l'échelle finale des compétences données par les enseignements. Les notes ? J'hésite : soit on a une compétence demandée par le "référentiel" du diplôme, soit on ne l'a pas. Et je vois très bien que chaque étudiant n'ait pas de notes, mais seulement des attestations de validation des compétences. A cela près que, quand, pour nos masters, nous évaluons les candidats (nous en retenons une vingtaine parmi des centaines), nous ne prenons que les "meilleurs", ce qui signifie ceux qui ont eu les meilleures notes dans leurs universités. C'est un fait, et j'attends des conseils pour faire différemment, si quelqu'un a une idée.
Mais je me suis éloigné du paragraphe cité, du texte de Philippe Boulanger. On comprend que ce paragraphe m'intéresse beaucoup, et son "Je me demande" très rhétorique mérite que nous nous arrêtions. Cette fois, je ne vais pas commenter la phrase, mais inviter tous mes amis à y réfléchir. La chose est importante : il en va de la qualité de l'enseignement !
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de
cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)
lundi 20 avril 2015
Didactique !
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