jeudi 17 novembre 2011

Jamais inutile de revenir aux sources : Brillat Savarin, 1825.

MÉDITATION III


DE LA GASTRONOMIE


ORIGINE DES SCIENCES. 16. - Les sciences ne sont pas comme Minerve, qui sortit tout armée du cerveau de Jupiter; elles sont filles du temps, et se forment insensiblement, d'abord par la collection des méthodes indiquées par l'expérience, et plus tard par la découverte des principes qui se déduisent de la combinaison de ces méthodes.

Ainsi les premiers vieillards que leur prudence fit appeler auprès du lit des malades, ceux que la compassion poussa à soigner les plaies, furent aussi les premiers médecins.

Les bergers d’Égypte, qui observèrent que quelques astres, après une certaine période, venaient correspondre au même endroit du ciel, furent les premiers astronomes.

Celui qui, le premier, exprima par des caractères cette proposition si simple : deux plus deux égalent quatre, créa les mathématiques, cette science si puissante, et qui a véritablement élevé l'homme sur le trône de l'univers.

Dans le cours des soixante dernières années qui viennent de s'écouler, plusieurs sciences nouvelles sont venues prendre place dans le système de nos connaissances, et entre autres, la stéréotomie, la géométrie descriptive et la chimie des gaz.

Toutes ces sciences, cultivées pendant un nombre infini de générations, feront des progrès d'autant plus sûrs que l'imprimerie les affranchit du danger de reculer. Eh ! qui sait, par exemple, si la chimie des gaz ne viendra pas à bout de maîtriser ces éléments jusqu'à présent si rebelles, de les mêler, de les combiner dans des proportions jusqu'ici non tentées, et d'obtenir, par ce moyen, des substances et des effets qui reculeraient de beaucoup les limites de nos pouvoirs.


ORIGINE DE LA GASTRONOMIE. 17. - La gastronomie s'est présentée à son tour, et toutes ses soeurs se Sont approchées pour lui faire place.

Eh ! que pouvait-on refuser à celle qui nous soutient de la naissance au tombeau, qui accroît les délices de l'amour et la confiance de l'amitié, qui désarme la haine, facilite les affaires, et nous offre, dans le court trajet de la vie, la seule jouissance qui, n'étant pas suivie de fatigue, nous délasse encore de toutes les autres !

Sans doute, tant que les préparations ont été exclusivement confiées à des serviteurs

salariés, tant que le secret en est resté dans les souterrains, tant que les cuisiniers seuls se sont réservé cette matière et qu'on n'a écrit que des dispensaires, les résultats de ces travaux n'ont été que les produits d'un art.

Mais enfin, trop tard peut-être, les savants se sont approchés.

Ils ont examiné, analysé et classé les substances alimentaires, et les ont réduites à leurs plus simples éléments.

Ils ont sondé les mystères de l'assimilation, et suivant la matière inerte dans ses métamorphoses, ils ont vu comment elle pouvait prendre vie.

Ils ont suivi la diète dans ses effets passagers ou permanents, sur quelques jours, sur quelques mois, ou sur toute la vie.

Ils ont apprécié son influence jusque sur" faculté de penser, soit que l'âme se trouve impressionnée par les sens, soit qu'elle sente sans le secours de ces organes ; et de tous ces travaux ils ont déduit une haute théorie, qui embrasse tout l'homme et toute la partie de la création qui peut s'animaliser.

Tandis que toutes ces choses se passaient dans les cabinets des savants, on disait tout haut dans les salons que la science qui nourrit les hommes vaut bien au moins celle qui enseigne à les faire tuer ; les poètes chantaient les plaisirs de la table, et les livres qui avaient la bonne chère pour objet présentaient des vues plus profondes et des maximes d'un intérêt plus général.

Telles sont les circonstances qui ont précédé l'avènement de la gastronomie.


DÉFINITION DE LA GASTRONOMIE. 18. - La gastronomie est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l'homme, en tant qu'il se nourrit.

Son but est de veiller à la conservation des hommes, au moyen de la meilleure nourriture possible.

Elle y parvient en dirigeant, par des principes certains, tous ceux qui recherchent, fournissent ou préparent les choses qui peuvent se convertir en aliments.

Ainsi, c'est elle, à vrai dire, qui fait mouvoir les cultivateurs, les vignerons, les pêcheurs, les chasseurs et la nombreuse famille des cuisiniers, quel que soit le titre ou la qualification sous laquelle ils déguisent leur emploi à la préparation des aliments.

La gastronomie tient :

A l'histoire naturelle, par la classification qu'elle fait des substances alimentaires ; A la physique, par l'examen de leurs compositions et de leurs qualités ; A la chimie, par les diverses analyses et décompositions qu'elle leur fait subir ; A la cuisine, par l'art d'apprêter les mets et de les rendre agréables au goût ; Au commerce, par la recherche des moyens d'acheter au meilleur marché possible ce qu'elle consomme, et de débiter le plus avantageusement ce qu'elle présente à vendre ; Enfin, à l'économie politique, par les ressources qu'elle présente à l'impôt, et par les moyens d'échange qu'elle établit entre les nations.

La gastronomie régit la vie tout entière ; car les pleurs du nouveau-né appellent le sein de sa nourrice ; et le mourant reçoit encore avec quelque plaisir la potion suprême qu'hélas ! il ne doit plus digérer.

Elle s'occupe aussi de tous les états de la société ; car si c'est elle qui dirige les banquets des rois rassemblés, c'est encore elle qui a calculé le nombre de minutes d'ébullition qui est nécessaire pour qu'un oeuf frais soit cuit à point.

Le sujet matériel de la gastronomie est tout ce qui peut être mangé ; son but direct, la conservation des individus, et ses moyens d'exécution, la culture qui produit, le commerce qui échange, l'industrie qui prépare, et l'expérience qui invente les moyens de tout disposer pour le meilleur usage.







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

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