samedi 27 décembre 2014
N'est-il pas étonnant...
Il est étonnant, du moins je propose que l'on s'étonne, que le même plat préparé par deux cuisiniers différents puisse être si différent.
Pour examiner cette question, je propose de partir de très simple : des pommes de terre sautées.
A priori, on prend des pommes de terre, on les pèle pour bien retirer les alcaloïdes toxiques qui sont dans les trois premiers millimètres sous la surface (OK, ici, je milite), puis on coupe en dés, et l'on fait sauter, c'est-à-dire que l'on cuit avec de la matière grasse dans une sauteuse (on ne poêle pas, parce que cela signifierait que l'on a cuit dans un poêlon, et non dans une poêle, comme on le croit fautivement).
Finalement, on récupère des pommes de terre sautées, qui, idéalement, doivent avoir un petit croustillant extérieur et être bien cuites à l'intérieur. Évidemment, si on ajoute des quantités considérables de matière grasse, on obtient un beau croustillant, mais les convives sortent alors de table avec une désagréable sensation de lourdeur.
En Alsace, la recette est bien supérieure : pour la confection des Roigebrageldi (toujours une majuscule sur les noms communs alsaciens), les dés de pomme de terre sont mis directement dans une cocotte, mais on alterne des couches de pommes de terre émincées, des oignons émincés et des lardons. Ces derniers apportent encore de la matière grasse, mais moins, et, surtout, ils apportent une matière grasse qui a du goût, de sorte qu'au lieu de faire manger de la graisse, on fait manger du goût, ce qui est l'objectif, n'est-ce pas ?
On ferme la cocotte, et on met au four à 180 degrés pendant une bonne heure. Le résultat est alors très différent, bien supérieur. Bien supérieur pour de nombreuses raisons, à commencer par le fait que les pommes de terre ont du goût, surtout si le lard a été bien fumé.
De surcroît, les pommes de terre n'attachent pas, deviennent croustillantes, et, on a la différence de contraste et de goût entre les cubes de pomme de terre et les oignons, ces derniers apportant une sorte de "légèreté".
Bien sûr, j'écris "légèreté" entre guillemets, car c'est un sentiment, mais il est vrai que le contraste est bienvenu.
Bref, il y a pommes de terre sautées et pommes de terre sautées : le résultat change considérablement selon la recette, tout d'abord. Mais surtout, je peux attester pour avoir souvent mangé des Roigebrageldi que deux cuisiniers alsaciens différents obtiennent des résultats bien différents, parce qu'il y a dans cette affaire une question de soin, de qualité des pommes de terre, de découpe des oignons, d'ustensile...
Ainsi, jusqu'ici, je me suis laissé aller à écrire "pomme de terre", mais cela manque considérablement d'intelligence, car il y a des différences considérables selon les variétés, et selon les terroirs. Et même à ingrédients égaux, il y a la question de l'interprétation artistique des mets.
Pour les musiciens, une comparaison : si une ronde est écrite sur une portée, la joue-t-on d'égale intensité, ou bien en l'attaquant et en réduisant le son sur la fin, ou bien en enflant le son progressivement, ou bien... Surtout, si l'on se décide pour une manière particulière, pourquoi le fait-on ainsi ? (réponse : il faut attaquer si elle commence au premier temps, qui est un temps fort, puis... suivre les conseils de Xavier Gagnepain)
On le voit, la question artistique, la question du style s'introduit immédiatement, qu'on le veuille ou non, et la désinvolture ne semble être qu'un manque d'intelligence, de finesse.
Oui, on peut jouer de la musique en jouant les notes, mais l'expression "tirer son bois" que l'on applique aux mauvais violonistes décrit alors bien le manque de sensibilité qui caractérise la mauvaise musique. Pour la musique, comme pour la cuisine, tout compte, et l'on semble être bien avisé de reprendre la recette et de la discuter.
Par exemple, nous sommes rapidement passés sur la taille des dés de pomme de terre. Quelle taille ? Cette taille dépend-elle de la nature des pommes de terre (oui, bien sûr). Et les oignons : émincés comment ? Et la répartition des oignons et des pommes de terre : aléatoire ? en couches ? de quelle épaisseur ? Et le lard : en dés, en lamelles, en bâtonnets ? Et du sel ? Gros ou fin ? Et du poivre : noir ou blanc ? Du piment de Cayenne ? De la noix de muscade ? Du genièvre ? Du clou de girofle ? Une feuille de laurier ?
Tout cela étant dit, fallait-il vraiment s'étonner que le même plat soit si différent, sous la patte de deux cuisiniers différents ? Il y a les artistes... et les autres.
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)
Libellés :
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