Considérons un phénomène du monde, par exemple le changement de couleur de framboises mises au contact d'une casserole étamée. Pourquoi ce phénomène ?
Le poète imaginera des affinités sensibles entre le fruit et le métal, et il produira un discours poétique ; le géographe discutera l'origine du métal, la qualité du sol où poussent les fruits, et il aura un récit descriptif ; l'historien regardera comment la choses a été décrite dans le passé, et verra des liens à travers les siècles, dans un discours rétrospéctif, qui ne dit rien du futur, en réalité ; le botaniste examinera des questions de répartition des diverses variétés de framboises dans les territoires, et il ne pourra rien dire du phénomène, mais posera des questions utiles au physico-chimiste ...
Pour ce dernier, le « changement de couleur » aura d'abord été exploré quantitativement, ce qui aura produit une foules de données : des spectres d'absorption de la lumière, des tables de composition... et c'est au terme d'un parcours jugé parfois excessivement long (par le public qui paye l'activité scientifique, ignorant ou oubliant que c'est la base de toute innovation industrielle et de tout progrès intellectuel) que l'on pourra proposer que les ions métalliques se lient aux électrons délocalisés des cycles aromatiques des anthocyanes.
C'est là un récit, certes, mais pas du même ordre que ceux des autres professions, parce que ce récit aura été encadré par les données quantitatives. Mieux encore, les sciences quantitatives poursuivront le travail en allant elles-mêmes chercher des réfutations de ce récit, sachant qu'on ne réduit pas le réel à un récit, que la « vérité » est inaccessible aux sciences quantitatives.
Insistons un peu sur le mot « vérité » : je crois que cela n'est pas l'objectif des sciences de la nature, des sciences quantitatives. En science, pas de vérité, mais une adéquation des récits aux nombres ! Seules les sciences quantitatives se donnent cette obligation, qui est en réalité terrible ! Oui, pas de "vérité", parce que nous sommes dans la réfutation, et pas dans la démonstration. D'où, d'ailleurs, ces inlassables "validations" qui semblent superflues aux débutants ou aux hâtifs.
En un mot, les sciences quantitatives n'ont rien de commun avec les autres savoirs. Certes, c'est un acte de foi de penser que le monde soit écrit en langage mathématique, mais un acte de foi font très dynamisant.
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de
cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)
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